Voici une petite nouvelle, écrite cette année dans le cadre du cours de français, avec seulement deux contraintes : avoir une chute (pour une nouvelle, c'est mieux !), et caser une phrase donnée : "elle était assise sur le pont, les yeux ouverts". Les mélodies du passéIl faisait particulièrement beau, en ce jour d'été-là. Le vent jouant dans ses longues boucles châtain, Aria souriait doucement. Elle était assise sur le pont, les yeux ouverts, détaillant de ses jolies prunelles grises la vaste prairie qui s'étendait au-delà du ruisseau. L'endroit avait un peu changé ; l'herbe avait poussé, quelques arbustes interrompaient çà et là la ligne d'horizon, mais c'était bien la prairie de ses souvenirs. Elle en était certaine : la petite cabane qui se tenait à la lisière de la forêt en témoignait. C'est là qu'ils avaient passé tant de temps ensemble, tous les deux.
La jeune femme se redressa, comme réveillée d'un long rêve. Elle se releva et passa le pont d'un air joyeux, heureuse à la seule idée de retrouver ces quelques mètres carrés de paradis. La porte, comme engourdie par le passage des années, mit du temps à bouger et s'ouvrit dans un grincement de fin du monde. Une fois à l'intérieur, Aria détailla longuement la pièce du regard. Les murs de bois étaient nus, dépourvus de toute décoration. Seul mobilier : un magnifique piano à queue noir, recouvert d'une couche de poussière, comme une preuve du passage des années. Aria passa une main distraite sur l'instrument pour le nettoyer, toute à sa rêverie. Elle était revenue à cause d'une rumeur. Quelques jours plus tôt, alors qu'elle déambulait dans le village non loin, elle avait entendu parler d'une légende urbaine qui circulait parmi les habitants. Aria n'avait pas tout saisi, seulement des bribes d'une conversation qui ne la concernait pas, mais le peu qu'elle avait retenu lui suffisait. Des témoins avaient juré, plusieurs fois, avoir entendu une douce et nostalgique mélodie au piano, accompagnée par le chant du vent. Parfois, on parlait aussi d'une étrange et vague silhouette déambulant non loin de la cabane abandonnée. Elle était revenue, pour cette silhouette. Pour lui. Ils avaient passé tant de temps ensemble, dans cette cabane ! Ils étaient si heureux … Mais il avait disparu, s'en était allé au ciel. Seul. Sans le moindre adieu. Elle était revenue, dans l'attente d'une réponse. Machinalement, ses doigts se mirent à caresser les touches blanches du piano, enlevant une fine couche de poussière. Souvent, ils venaient jouer ici, rien que tous les deux. En ce qui concernait la musique, ce garçon n'avait pas son pareil. De son toucher si délicat, il parvenait à faire parler même les airs les plus simples, et lorsqu'il jouait, la nature elle-même semblait se taire pour mieux l'écouter. Comme si le monde entier n'osait pas interrompre sa mélodie, de peur de briser cette harmonie. Seul le vent chantait, affectueusement. Aria, elle, s'asseyait sur le parquet, adossée au mur. Elle fermait les yeux, se laissant emporter par les envolées lyriques de ses doigts virtuoses, jusqu'à entrer dans un état de transe et de béatitude dont elle ne ressortait qu'une fois revenu le silence. Souvent, il lui laissait la place devant le clavier, et Aria laissait à son tour ses doigts parcourir les touches blanches et noires au gré de ses émotions. Il disait qu'elle jouait bien, et cela la remplissait de joie. Il disait qu'elle avait un grand potentiel, et qu'un jour ils feraient carrière ensemble. Il disait qu'ils reviendraient tous deux l'année suivante, comme toujours, et il l'avait quittée à jamais. Aria s'assit au piano, et laissa son dos reposer contre le mur derrière elle, les yeux fermés et le souffle paisible. Elle se souvenait parfaitement de tous ces moments passés dans cette cabane, chaque été avec ce garçon. C'étaient les souvenirs les plus heureux de sa vie, après tout. Bientôt, et sans s'en rendre compte, la jeune femme s'assoupit, emportée jusque dans les bras de Morphée par les mélodies du passé. Les notes qui s'égrenaient, accompagnées par le vent qui soufflait gentiment, elle les entendait encore plus clairement dans ses rêves. Le contact des touches vernies sous ses doigts, la sensation du marteau frappant les cordes, tout cela, elle le ressentait avec un étrange réalisme. Et surtout, c'était comme s'il était là, avec elle, à nouveau et à jamais. Elle se vit jouer devant lui, comme dans ses souvenirs, et parvenir à cet état de béatitude dans lequel rien n'existait d'autre que lui, le piano et elle. Mais très vite, la réalité dut reprendre son cours, et Aria s'éveilla. Un nouveau sourire étira ses lèvres fines. Il n'était pas revenu, contrairement à ce qu'elle avait espéré en suivant ces rumeurs. Mais cela voulait certainement dire que plus rien ne rattachait son esprit à cette Terre. Il reposait en paix, et cela suffisait à son propre bonheur. Heureuse, et comme si elle prenait le temps de dire adieu à la cabane et au piano de ses souvenirs, Aria quitta le petit abri d'un pas lent. Elle referma la porte grinçante, sans prêter attention à la poussière, qui avait tout à fait disparu des touches du piano, comme chassée par la main et le jeu d'un pianiste. Non loin, un voyageur arriva au village, et avisa une femme âgée à l'air aimable, qui semblait être la doyenne du petit bourg. Elle était paisiblement assise au bord d'une fontaine. Le voyant s'approcher, elle prit la parole, d'un ton doux et chaleureux. « Soyez le bienvenu dans ce village. Avez-vous besoin de quelque chose, ou du temps à consacrer à une vieille dame comme moi ? - Et bien, à vrai dire, répondit-il après l'avoir saluée à son tour, j'ai bien une petite question. En venant, j'ai entendu une magnifique mélodie au loin, vers la lisière de forêt. Du piano, je crois. Et le vent semblait même … hum … - Chanter ? compléta la doyenne avec un sourire. Si vous voulez en savoir plus, alors laissez-moi vous conter une légende qui circule dans ce village depuis de nombreuses années. La légende d'une pianiste, dont l'esprit reviendrait chaque été dans ce village à la recherche de son compagnon perdu, et pour qui, lorsqu'elle joue, même la nature se tairait : la légende d'Aria Lys. »
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